Impressions d'un voyage au Népal
 
(Extrait de Les Leçons de Choses de la Vie, à paraître)


Par Robert Régor Mougeot





Avalokittesvara XIVème siècle Népal

OOOLe minibus cahote sur la piste défoncée. Derrière nous, la jungle du Teraï s'éloigne, avec ses rhinocéros apparemment placides mais aux charges brusques et dangereuses, ses daims élancés et peureux, ses singes agiles se jouant de la pesanteur dans les branches d'arbres inaccessibles, ses tigres invisibles dont les griffes laissent dans la boue des empreintes inquiétantes, ses éléphants sauvages dont les barrissements affolent cornacs et montures. Tout un peuple d'oiseaux, hérons bihoreaux, canards, poules d'eau, aigrettes, martins-pêcheurs hantent les marécages et les cours d'eau ; les aigles perchés au faîte des arbres stratégiques guettent leurs proies ; les passereaux bruissent dans les feuillages? Les garials menaçants, ces crocodiles particuliers à l'Asie, fréquentent rivières et marais. Tout cela dans une végétation luxuriante qu'on ne pénètre qu'à dos d'éléphant. C'est là encore le monde inquiétant d'une faune grouillante et dangereuse, un monde naturel, un lambeau de terre primitive, survivance des âges anciens.
OOOCe chaos témoigne du milieu dans lequel la pensée humaine a jailli il y a quelques siècles pour que la vocation de l'homme prenne une nouvelle densité !
 
OOODu Teraï sauvage, il faut des heures de patience à travers de mauvaises routes pour arriver sur la terre natale du Bouddha ; cela est une bonne façon de s'imprégner des paysages qui modèlent depuis toujours l'âme du peuple népalais.
OOOA Lumbini, la reine Mâya donna naissance à celui qui bouleversa le monde par un enseignement nouveau, fruit d'une vie de recherche jusqu'à l'ultime illumination. Le peuple népalais actuel lui ressemble sans doute. Comment l'imaginer autrement qu'à la ressemblance de ces hommes rudes, burinés, simples, souriants et accueillants? Des marcheurs infatigables! Il fut l'un d'eux? Le Bouddha n'était ni aryen, ni védantiste mais comptait plutôt parmi ses ancêtres des « dâsyn, indigènes à peau noire[1] », cette classe servile selon les lois des conquérants aryens. Gautama deviendra d'ailleurs le rédempteur de ces parias en les recevant dans l'ordre monastique. Rompant avec l'ancienne religion, il parle à tous, mendiants et princes, petites gens et brahmanes, sans caste et riches marchands. Sa royauté véritable est celle du cœur !
OOOA Lumbini, les ruines de l'ancien palais situé dans les jardins de Kapilavastu sont émouvantes et insignifiantes à la fois. Le pilier dressé jadis par l'empereur Asoka porte témoignage, sans plus. A l'entrée des lieux saints, péage et droits photographiques en dollars! L'endroit est, comme partout, une vaste poubelle à ciel ouvert et nul ne se soucie de ce signe révélateur d'un monde en décomposition?
OOODans le temple élevé sur le lieu de sa naissance, quelle est belle et naïve cette statue de Siddhârta debout, montrant le ciel de l'index de sa main droite et la terre de celui de sa main gauche! Unir le Ciel et la Terre, qu'y a-t-il d'autre à faire? C'est un homme simple, pas encore divinisé? Il n'a jamais été bouddhiste, le Bouddha, comme Christ n'a jamais été chrétien ! Comme lui, il n'a laissé aucun écrit, n'a rien dicté de son vivant. Il parlait simplement, au cas par cas, à qui l'interrogeait, adaptant sa réponse à la capacité de compréhension de son auditeur. Qu'il était loin du délire de merveilleux qui submergea toute l'Asie dans les siècles qui suivirent sa mort! Lui qui récusait toute croyance en un dieu, lui qui croyait tout homme apte à tirer les leçons de la souffrance humaine n'avait aucun goût pour les fabulations. Toutes les légendes qui font de lui un être d'exception, à la destinée sans cesse auréolée de merveilleux, aux vies antérieures édifiantes, détournent les humains de la compréhension des Quatre Nobles Vérités sous leurs Trois Aspects, dans leurs Douze Modalités[2]. Et pourtant, beaucoup en Orient sont encore marqués par sa compassion qu'ils ont faite leur! La compassion du Bouddha, la charité du Christ, les deux facettes indissociables d?une même pièce de monnaie?
OOOEn ce lieu, à Lumbini, les moines bouddhistes du monde entier viennent construire des temples selon les normes de leurs traditions particulières, thaïlandaise, japonaise, sri lankaise, etc. Il est à la foisextraordinaire de constater la fécondité de cet enseignement millénaire, et de voir l’abîme qui sépare tous ces cultes de l’essentiel, des paroles simples qui sont attribuées au Bouddha. Ainsi chacun trouve la nourriture que nécessite son état…
OOOMalgré les siècles passés, les causes de la souffrance, ici comme ailleurs, restent les mêmes:
OOO- naissance, vieillesse, maladie, mort, l'existence dans son devenir, l'attachement, tout cela sur le plan physique;
OOO- la soif de jouissance, la soif d'existence comme de non-existence, les contacts, les sensations, les sens et les objets sur le plan relationnel-émotionnel;
OOO- et sur le plan mental, les noms et les corps liés à la Conscience-Connaissance qui la cause et qui est causée par eux; les formations mentales, accumulation de nos tendances, de nos impressions et de nos dispositions ; et enfin l'ignorance qui est sans antécédent, tout le savoir erroné qui entraîne irrémédiablement la renaissance.
 
OOOPartout au Népal, dans les villes surpeuplées comme dans les campagnes, tout un peuple sympathique s'affaire, souriant et généreux. Là comme partout sont visibles les cinq empêchements: torpeur et langueur, malveillance et colère, désirs sensuels, doutes sceptiques, excitations et remords. Mais là comme dans toute l'Asie bouddhique, on peut ressentir concrètement à l'œuvre les sept facteurs d'éveil qui sont comme le levain dans la pâte. Le feu de l'énergie physique est partout déployé dans toutes les activités concrètes; la joie, l'attention, la détente sont visibles, facteurs de cette équanimité qui seule peut permettre l'investigation juste, les pensées justes et la concentration, la cessation des productions. Ici la soif d'existence n'a pas atteint le niveau de dérèglement et de folie que l'on connaît dans toutes les sociétés occidentalisées. La vie naturelle, terre-à-terre même, préserve des obsessions mentales.
OOOMais la contagion menace. Déjà, les routes qui serpentent pour franchir les cols sont des enfers où camions et cars mal entretenus, aux pneus rechapés, risquent à chaque instant de dévaler la pente pour aller s'écraser au fond d'un torrent. Des carcasses de véhicules abandonnés dans les ravins maculent les paysages idylliques! Il faut s'éloigner des routes, franchir les torrents par les passerelles suspendues aux câbles pour quitter le monde actuel et retrouver la campagne paisible et saine.
OOODans tout le pays, chaque sentier s'élevant en escaliers interminables vers le sommet d'une colline, vers un haut lieu montagneux, vers les pics himalayens, est une invite à suivre l'octuple sentier conduisant à la cessation de Dukkha, à la cessation de toutes les soifs, à la cessation de tous les agrégats de la matière, des sensations, des formations mentales. Les incompréhensions assourdissantes de la vallée s'éteignent lorsque se fait l'ascension. La réceptivité à l'instant croît lorsqu'on s'extrait de la bruyance des villes surpeuplées. Le cœur s'imprègne du mantra millénaire: Om Tat-sat; ni désir de faire tourner la roue, ni désir d'arrêter la roue. Et cependant, faire ses choix, car tout ne peut être accepté, tout n'est pas acceptable; il convient de toujours choisir la « voie qui a du cœur[3] » !
 
OOODepuis des générations, les sommets himalayens, inébranlables, inaltérables montrent leur blancheur immaculée. Quelle joie extraordinaire de voir, depuis un sommet dégagé, au lever du soleil, avant qu'ils ne s'évanouissent dans les brumes de chaleur, apparaître les uns après les autres les arêtes enneigées resplendissantes de cette barrière majestueuse! C'est une féerie qui dilate l'âme, qui fige le regard dans l'admiration d'une beauté hiératique, qui ressuscite un état virginal oublié, qui évoque profondément la Source première de la Manifestation.
OOOPour jouir de ce spectacle, il a fallu pendant des heures monter d'interminables sentiers en escalier et beaucoup ont abandonné en route. A peine entrevue, en quelques minutes, l'apparition merveilleuse est dévorée par la brume, l'enchantement cesse, la montagne redevient quelconque, l'horizon se rapproche, rassurant un mental inquiet... Cette extraordinaire jonction entre le Ciel et la Terre s'évanouit. N'en est-il pas ainsi après chaque illumination. Le nébuleux, l'opaque de la contre-nature semble submerger la lumière apparue. La vallée redevient vallée, mais jamais ne s'oublie la découverte dans l'instant de cette virginité possible, de cet état immaculé où l'être est sans notion, état qui se perd à nouveau certes dans les brumes d'un lointain inaccessible mais qui s'inscrit encore plus profondément au cœur du Cœur de chaque humain qui s'ouvre à ce spectacle.
OOOCombien de fois le Bouddha a-t-il contemplé cette apparition fascinante dans la solitude? Ah! Le premier rayon du soleil levant frappant comme d'un coup de poignard, comme d'un coup de baguette magique, la nuit pour faire resplendir cette brillance de neige! Il faut la lumière noire, la nuit, pour qu'apparaisse le lumineux des êtres.
OOOToute ascension vers les hauteurs himalayennes de soi-même est solitaire; celui qui n'a plus de bagage n'a nul besoin de sherpa et s'il doit redescendre dans la vallée, la seule conscience du sommet lui est nécessaire. Dans une de ces grottes himalayennes, Milarepa a tendu son oreille à l'écoute du Son inaudible, enseignant la seule Intention de Direction valable, et les battements des multiples cloches que les pèlerins font vibrer en déambulant dans les temples ne pourront jamais submerger ce Son-là!
 
OOOMais quelle tristesse de retrouver ensuite l'enfer de Katmandou. La ville, jadis magnifique, est devenue un agglomérat de ruelles étroites où se côtoient les temples, les pagodes, les vieilles maisons en ruines, des édifices modernes laids, un capharnaüm invivable, ingérable, inhumain. Tout un peuple souriant et calme se lave, fait sa lessive aux fontaines publiques, vaque à ses occupations, vend, achète, produit, travaille, survit tant bien que mal, inconscient de l'horreur qui l'entoure?
C'est une ruche polluée, irrespirable, embouteillée par des milliers de véhicules dont les pots d'échappement crachent de noires fumées. Des éboueurs consciencieux balaient les rues et les ruelles et entassent des monceaux d'ordures que personne ne ramasse ! La puanteur envahit tout. Certains népalais, à pied ou à bicyclette, ne circulent plus qu'avec des masques pour respirer. Inconscience? Impuissance? Détachement?
OOOAu Népal comme dans toute l'Asie, la mort et la vie se côtoient naturellement.
OOOA Pashupatinath, au pied des temples et des sanctuaires, agrégats délirants de dômes, de coupoles et de toits en pagode, les marches descendent vers la Bagmati, rivière dont les eaux sacrées sont devenues cloaques. Sur les ghats, les plates-formes, les bûchers funéraires exhalent leurs odeurs. Ascètes nus, sanyasins en robe jaune, prêtres védantistes, moines bouddhiques, sadhous indiens se mêlent à tout un peuple pour qui existence et mort se confondent dans un même fleuve de vie. Cette conscience de l'éphémère traverse imperturbablement les siècles! Seule est permanente l'impermanence des formes, celles des hommes comme celles des divinités?
OOOSur cette terre d'Asie, des milliers de dieux et de déesses sont adorés, des milliers de bouddhas sont vénérés; ce sont les énergies de la vie, les projections des forces naturelles qui façonnent l'âme humaine pour rendre supportables les conditions de l?incarnation dans le corps, dans la matière. Tous les temples sont chargés et recèlent une coloration particulière de l'Energie une ; c'est pourquoi les êtres humains encore sensibles viennent s'y recueillir, s'y nourrir, s'y abreuver à l'essentiel. Partout, les bazars des villes et des villages sont remplis de statues, d'images, de tankas et de mandalas peints à la main. Qui sait ce que chacun peut y voir? Qui sait ce que chacun peut y lire?
OOOParmi cette multitude de Bouddhas recopiés sans relâche, il en est de remarquables. Symbolisant le processus de la création et de la manifestation, Avalokiteshvara avec sa multitude de bras, avec son paon symbolique, image le multiple dans son unité foncière, la Karuna, la Compassion générante. Il faut plonger, malgré la poussière, les cris et les bousculades, dans les ruelles tortueuses de Katmandou, il faut oser pénétrer dans les petites échoppes pour découvrir son image au centre d'un mandala, pour découvrir celle de Tara la Blanche, protectrice des humains, née d'une de ses larmes, ou celle de Tara la Verte, ancêtre des princesses du Népal, pour admirer la danse cosmique des divinités unies à leurs parèdres; et tant d'autres images...
OOOTrouver l'orientation de sa vie sans se perdre dans cette multitude de dieux et de déesses est une gageure; il est nécessaire de se concentrer simplement sur quelques-unes de ces images. Les cinq Dhyânas Bouddhas résument à eux seuls la condition humaine dans son excellence, déployée dans les cinq directions. Ils sont nourriture pour l'esprit. A l'Ouest, Amitabha, en méditant, déploie la Sagesse de la vision intérieure. Il tient dans ses mains la boule. Le Paon et le Feu lui sont associés. Akshobya, à l'Est, Sagesse du grand miroir, enseigne la réflexion; et par elle se dévoile l'intérieur du Cœur. Il prend la terre à témoin de son illumination. Il a la puissance de l'Eléphant et l'Eau est son élément. Au Nord, Amoghassidhi est la voie accomplissante naturelle à toute incarnation; il lève la main de la protection. L'Oiseau et l'Air indiquent sa légèreté. Ratna-Sambhava manifeste la non-séparativité, l'unité de tous les êtres. Il bénit de la main droite, sa main gauche tenant le Joyau, le Dördje à cinq branches. Il est, au Sud, associé au Cheval et à la Terre. Vairocana, au Centre des quatre directions, image la Sagesse de la Loi universelle, l'Enseignement par la Roue de la Vie. Le Lion est son symbole et il est associé à l'Ether, ce cinquième élément subtil qui est la quintessence des quatre éléments terrestres.
OOOAinsi se sont multipliés les colorations, les couleurs rouge, bleue, verte, jaune et blanche, les animaux, les attributs, les directions mêmes qui sont associées aux Dhyânas Bouddhas? Un flot d'images, de symboles, de formes voilent et dévoilent à la fois l'unité du multiple? Un vertige étrange saisit le mental; la raison abdique et le cœur s'ouvre. La limpidité du Diamant résume tout cela par Méditation, Illumination, Enseignement, Protection, Bénédiction, ce que fit le Bouddha dans la simplicité retrouvée. Et cela suffit à condenser son Enseignement, c'est-à-dire le témoignage de sa Vie.
OOOEt chacun peut laisser ce chemin devenir sien… 
                                                                                                                                 

OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOORobert Régor Mougeot


----------------------------------------------------------------------


[1] - MIGOT, André – Le Bouddha – Le Club Français du Livre, 1957, p. 39.

[2]  - Sur l'importance du nombre 12, voir MONIN, Emmanuel-Yves – L'Univers en code-barres : Dodécalogie et Transdisciplinarité – Autoédition, 1999.

[3] - Expression du nagal don Juan Maltus rapportée par Castaneda


----------------------------------------------------------------------





statue primitive de Siddhârta, Lumbini (Népal)






La Reine Mâya donnant naissance au Bouddha, Lumbini (Népal)