Méharée et contemplation


(Extrait de Les Leçons de Choses de la Vie, à paraître)


Par Robert Régor Mougeot


« Parcourant le temps
Traversant l'immensité
Les hommes l'ont appelée
Caravane
Venue du passé
A traversé les années
Se déroulant
Suivant le Fil d'Ariane
Quel souffle t'anime
Quelle joie quelle vie
Te font avancer ainsi toujours
On dirait bien là
Les rythmes de l'amour. »


Paroles de la chanson Caravane
par Spacido et Marie Miliflore - Les Derniers Trouvères
.[1]
OOOLa caravane se forme devant le caravansérail où nous avons passé la nuit. Les chameliers attachent les sacs de voyage en serrant les cordes sur les animaux rétifs qui geignent et protestent avec des borborygmes agressifs. Dans cette anarchie bruyante, des femmes tentent de vendre un dernier chèche bleu, des enfants aux grands yeux avides se bousculent, des curieux de toutes sortes assiègent la ruelle étroite. Ce sont les derniers adieux, les dernières salutations. Les touristes semblent transplantés dans un lieu étranger...
OOOPuis la longue caravane s'ébranle, laisse derrière elle les dernières maisons de banco pour traverser les premières dunes d'un sable aux couleurs chaudes que les ordures, amoncelées par les hommes et balayées par les vents, n'arrivent pas à défigurer totalement. Marche lente sous un soleil déjà écrasant, au gré des dunes aux arêtes sculptées, aux courbes inouïes. Chaque pas compte. Les chameliers ont une façon autre de marcher, effleurant à peine le sable, posant le pied à plat en caressant la dune. Dans le sable, d'étranges traces indéchiffrables pour qui n'est pas né dans ce désert attirent le regard. Avec le temps, lentement, un rythme s'impose, un silence aussi, d'une qualité particulière. Il faudra huit jours de marches, de bivouacs, de haltes pour commencer à se sentir pénétré par lui jusqu'à la moelle des os, pour commencer à entrer, timidement encore, dans ce mystère minéral, dans le mystère que chacun est à soi-même...

OOOLa marche appelle le silence, mais quel silence ?
OOOLà, toute technique est révolue. Au gré du vent de sable qui brûle les yeux, au gré des montées et des descentes, au gré du franchissement des dunes, au gré des traversées d'oueds asséchés et pierreux, à cause de la lenteur même de la marche, de la brûlure du soleil, de la fatigue qui rend les pas pesants, un certain vide se fait. Comme sont abandonnés les détritus à l'orée de l'oasis, les pensées inutiles se dissolvent pas après pas, dune après dune, étape après étape. L'esprit est comme désencombré des fardeaux d'un mental toujours ratiocinant qui, n'étant plus alimenté, s'éteint sans qu'on le veuille. La marche alors devient plus légère, le pas plus sûr, le regard plus perçant. La beauté simple est envoûtante ; la moindre touffe de doum, le moindre insecte, le moindre acacia squelettique est beauté. Une longue théorie d'hommes et de chameaux s'étire pour aller vers un lieu inconnu. La confiance est totale dans celui qui guide, qui connaît. Il n'est que de suivre...
OOOLa caravane avance dans cet univers minéral, tantôt dans le sable pur, tantôt parmi des amas de roches érodées, calcinées. A l'horizon flou, après des jours de marche dans le sable, apparaissent des pics escarpés, des chaos angoissants de falaises. Parfois une langue sableuse, un épineux rabougri. Le désert imperturbable met le cœur à nu, opère sa magie, dépouille chacun de son vernis pour lui révéler l'authentique de son être.
OOOCe sont aussi les haltes, les bivouacs, le repos à l'ombre maigre de quelques épineux. Au campement du soir la tagella cuit sous la cendre brûlante. La théière chauffe sur quelques tisons ardents. Chacun se repose sur les nattes étalées. Le temps est suspendu ; les gestes immémoriaux se font. Un chamelier va servir les trois verres de thé rituels sans troubler le silence de paroles inutiles.
OOOLes aubes comme les couchants déploient des embrasements extraordinaires dans un ciel pur. L'évidence est là, le soleil est autre chose que le soleil, la dune autre chose que la dune pour qui sait voir. La dune chante et laisse percevoir son aura...
Puis l'on repart ; ce sont des heures d'errance dans cet enfer minéral. Par endroits, les épineux sont plus verts, une vie est perceptible. Un ouli-ouli se sauve apeuré.

OOOAu fil des heures, un nouvel état d'être lentement submerge le corps, le cœur et l'esprit. La perception devient fluide ; elle élargit son champ. De la Source intime du Silence naissent les silences et les bruits. La qualité du silence varie avec les heures du jour. Dans la fraîcheur matinale, il est rempli par les lueurs de l'aube et par les mille bruits d'un campement qui s'éveille. Puis avec la marche, le silence devient écrasant comme le soleil, brûlant les bruits intérieurs qui tentent encore de s'élever à cause de mille sujets d'inquiétudes qui se révèlent imaginaires. Le repas silencieux est parfois lourd de paroles contenues. Le silence, sous l'ombre maigre d'un acacia, se remplit de désirs inutiles. Il y a ensuite le silence de l'écoute quand jaillit la parole qui prend, au fil des jours, une densité particulière. Le silence de la nuit où les sons étouffés montent jusqu'aux étoiles. Et tant et tant de silences aux densités étranges, des silences singuliers et uniques, pleins de mille sons inaudibles d'ordinaire... Une réceptivité plus fine rend proche le moindre bruissement. Imperceptiblement naît un état de conscience accru[2] qui donne un autre ressentir, inhabituel, neuf. Tous les sens rassemblés, en éveil, rendent « la Vie totale à Elle-même[3] ». Une alchimie opère, une mue se produit... Le dialogue intérieur cesse pour accueillir simplement le présent du présent. On laisse là sa vieille peau, son ancien nom, ses concepts inutiles, ses notions périmées...
OOOIl y a solitude complète et complète unité de cet ensemble qu'est la méharée car ici qui peut prétendre survivre seul ? Immobile totalement en soi, la marche se fait...
OOOS'expérimente ainsi un état d'être qui traverse toutes les activités. Certains le nomment méditation, « un mode de vie totale[4] ». Mais au vrai, cet état n'a pas de nom ! On ne peut rien en dire...
OOOL'unité est manifeste lorsque le regard vide embrasse à la fois les chameliers et leurs bêtes, les cheminants qui progressent chacun à son rythme, le lièvre qui détale sous le pied d'un chameau, l'imperceptible papillon qui volette sur une touffe d'alpha, les amas rocheux ocres qui rendent encore plus acide le vert des végétaux aux larges feuilles piquetées de petites fleurs mauves, le vol lourd d'un couple de corneilles qui vont poser l'empreinte de leurs pattes sur le sommet d'une dune, les sortes de noirs scarabées qui arpentent les dunes à cette saison qui doit être pour eux celle des amours... Le regard vide de tout désir s'aiguise et perçoit, d'une manière étrangement précise, à la fois l'ensemble et les mille détails d'un paysage neuf d'instant en instant. Toute rupture, toute séparation, toute division cessent alors et la paix engendrée est proximité de tout avec tout et tous. Sa propre forme n'est plus fermée, limitée. Rien qui ne soit totale présence à tout ce qui est et tout ce qui est n'est rien. Conscience du vide, du rien, du transitoire... Extinction de l'être ; enstase et extase à la fois... La vérité toujours dite se vit[5] .

OOONulle part ailleurs que dans le désert on ne se fond si totalement dans l'unité, et les mots lus à la halte du midi sur le livre laissé là à dessein prennent toute leur densité :
OOO« La Caravane est unie par un Lien Divin comme le fil dans le collier de perles qui les soutient[6] ».
OOOLa vie ici côtoie la mort de manière naturelle, simple, belle. Au détour d'une dune, les os blanchis d'une chèvre ou d'une chamelle rappellent cette évidence que l'on refuse ailleurs. Les formes sans cesse naissent, déploient la beauté d'une existence minérale, végétale, animale ou humaine avant de se dissoudre simplement, de faire retour à la matière. Il n'est que la Vie qui toujours Se manifeste, Se rend grâce, S'aime dans la mouvance des phénomènes, dans le changement des formes, dans la continuelle variation des apparences. L'impermanence des phénomènes manifeste la permanence du divin. Ce sont Ses formes toujours mouvantes qui naissent et meurent dans l'indéfini jeu de construction et de destruction dont les matériaux de base sont les vibrations des sons, des rayonnements, des atomes, des molécules, des cellules, des organes, des êtres différenciés... Et le moteur immobile de cette multitude innombrable est Amour.
OOOAinsi se glisse-t-on dans « l’ouverture[7] ». Un couloir s’ouvre, « celui des âmes immortelles, là où l’espace et le temps n’existent plus[8]. »
OOOLa sérénité imbibe la totalité de l'être qui perçoit cette infinie magie.
OOOD'ailleurs les dunes changent leurs formes mouvantes au gré du vent qui les sculpte. Avec le temps, elles deviennent comme un livre où l'on déchiffre la reptation d'une vipère, la trace en chenille laissée par le lézard et celle laissée par le coléoptère noir arpenteur des dunes ; là, ce sont des corbeaux qui ont sautillé avant de reprendre leur envol ; plus loin la sandale de tel chamelier, ou la chaussure de tel cheminant, voire les pieds nus de celle qui a quitté ses sandales comme elle a quitté son ancien nom ; les traces circulaires des herbes que le vent fait tournoyer... ; les pas d'une autre méharée passée il y a peu de temps et qui déjà s'effacent ; la chèvre perdue qui a erré longtemps avant qu'un chamelier ne l'aperçoive...
OOOEt puis la palmeraie, l'oasis comme un havre de verdure, de repos, de paix, de sécurité... Mais l'oasis aussi est vide !
OOOLe vide est plénitude et ne dissocie pas le désert de l'oasis qu'il inclut.
OOODu tréfonds de soi naît « la Vérité Radiante du Désert[9] ».
OOOEt quels que soient ensuite les déserts à traverser dans l'existence, l'oasis demeure au cœur de celui qui sait que cette existence est comme un pèlerinage. La leçon est apprise, celle que la Vie enseigne à chaque Instant »
:
OOO« Il n'y a pas d'autres Demeures que Moi Demeure infinie[10]»


OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOORobert Régor Mougeot


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[1] - "Les Derniers Trouvères" groupe musical néo-médiéval:
http://www.lesdernierstrouvere.com

[2] - Voir les enseignements du nagual toltèque don Juan Matus rapportés par Carlos Castaneda dans ses œuvres.

[3] - KARUNA - Les Sons de Dieu - Ed. Le Point d'Eau, 1986.

[4] - TAKAR, Vimala - La Méditation, un mode de vie - Le Courrier du Livre, 1968, p. 15.

[5] - « Bien que les phénomènes apparaissent très divers
la nature de cette diversité est non duelle
et de toutes choses individuelles
aucune ne peut se ramener à un concept fini.
 
En évitant le piège de dire : “c'est comme ceci”
ou “c'est comme cela”
il apparaît clairement que toutes formes manifestées
sont des aspects de l'infini sans forme et,
étant inséparables de lui, sont parfaites en soi.
 
Voyant que toutes choses sont parfaites en soi depuis l'origine
on abandonne la maladie de s'efforcer sans cesse vers un but
et, demeurant simplement dans l'état naturel non modifié,
la présence de la contemplation non duelle s'élève spontanément. »
Les six vers de Vajra in NamkhaÏ Norbu RimpochÉ - Dzogchen et Tantra : La Voie de la Lumière du bouddhisme tibétain - Albin Michel, 1995, p. 15-16.

[6] - MONIN, Emmanuel-Yves - Le Son du Désert - Autoédition, 1989, p. 9.

[7] - Expression utilisée en Mauritanie pour parler de « celui qui emprunte le couloir reliant le monde physique avec le monde métaphysique. » (Mohamed Lemine ould Baliane).

[8] - Lettre en date du 31/8/2000 de Mohamed Lemine ould Baliane, Chinguetti, Mauritanie.

[9] - Ibidem, p. 5

[10] - KARUNA - L'Instruction du Verseur d'Eau - Le Courrier du Livre, 1987. Réédition – Les Editions de la Promesse, 2002.