La Vouivre, un Symbole Universel

Kintia Appavou et Régor R.Mougeot
Editions La Table d'Emeraude, Paris,
1993, 340 p., 109 illustrations.


par Aymé Hardant.

Si les Editions La Table d'Emeraude ont pris le risque de publier cette œuvre d'auteurs pratiquement inconnus, traitant de plus d'un sujet difficile et peu couru, c'est que l'éditeur a eu quasiment le coup de foudre en prenant connaissance du manuscrit. Ce livre est en effet d'une grande érudition, mais, ce qui est plus rare, très concret, menant le lecteur en pérégrination sur les chemins même de la Vouivre.


Dans l'introduction, les auteurs indiquent clairement qu'ils n'adoptent
ni un point de vue historique, ni un point de vue psychologique.
Dans leur étude très fouillée et très documentée sur le Serpent-Dragon-Vouivre
représentant, entre autres, l'énergie tellurique, ils partent du fait que tout symbole
traduit les structures universelles qui sous-tendent la manifestation; le symbole est la réalité et ses différents niveaux de lecture en nombre indéfini.


Le prologue montre par l'abondance des sources diverses, l'importance de la Vouivre dans le patrimoine de notre pays.

Ce n'est pas seulement dans le roman de Marcel Aymé, ni dans
Le Pape des escargots d'Henri Vincenot qu'on en trouve l'évocation. Dans toutes les provinces françaises, les légendes, les contes, les récits que les mythologues ont rassemblés sont énumérés de façon impressionnante. Dracs, dragons, vouivres, guivres, vuipres, wivres, graouly, tarasques, coquadrilles, coulobres, mâles bêtes, dards, gargelle ... domptés par des héros, des chevaliers, des saints et des saintes, voire de simples paysans, sont partout, dans tout le terroir, à la racine des anciens lieux de cultes, comme des nouveaux qui les relaient, le plus souvent sur les mêmes lieu d'ailleurs, lorsque se fait la christianisation.  


La première partie du livre traite du symbolisme même de la Vouivre.
Le Serpent est d'abord montré comme étant à l'origine des temps dans presque toutes les civilisations sous les noms d'Atoum en Egypte, de Shesha , Makha, Vrita, Namuci en Inde, d'Ungud, de Yurlungur, de Birndina ou d'Angamundi chez les Aborigènes australiens, de Mbumba chez les Bantous, du Serpent-d'Arc-en-Ciel au Bénin, de Kan ou Gan chez les Quichés du Guatemala, etc. ... Il est souvent bisexué,
toujours à l'origine de la création, symbole de la Nature Naturante androgyne ou bien attribut de la divinité représentant la Mère Universelle.

Le Dragon-Vouivre personnifie aussi les forces naturelles du chaos à maîtriser. Représentant le temps, il devient l'Ouroboros qui, dévorant sa queue, nous invite à pénétrer dans les entrailles de notre chaos intérieur, ce qui explique pourquoi les traités d'alchimie lui font une si grande place. Objet de culte dans toute l'Afrique comme en Asie (où le culte du serpent-dieu a encore cours dans la jungle birmane), mais aussi  dans les Abruzzes italiennes de nos jours,le Serpent est souvent associé au combat entre la lumière et les ténèbres: Apollon tue le python de Delphes,
Neith vomit le serpent Apophis, Quetzalcoatl est le Seigneur de l'aube... Son culte a presque disparu en Europe occidentale du fait du christianisme qui a muré les anciennes cryptes, comblé les puits sacrés. Les auteurs rejoignent là, en les citant, certaines conclusions de C.G.Jung dans L'Homme à la découverte de son âme.

Sur toute la Terre et en tout temps, les dieux et les déesses, voire les Héros divinisés, prennent forme de serpent ou, à tout le moins, queue de serpent: Ua Zit sous la forme du cobra, Renenoutet, déesse des moissons, Isis Thermoutis ou encore Isis et Sarapis identifiés au serpent Agathodémon, en Egypte;
Nuilil "la Grand Mère Serpent des Cieux" et Nidaba, "la Dame-Serpent divine" chez les Sumériens; Echida, reine des Cythes; Zeus ou Jupiter-Amon, Cécrops à queue de serpent fondateur d'Athènes ou Erechtonios, son défenseur; Nommo, le Dieu d'Eau des Dogons; les Nâginis du Népal et de tout l'Orient, etc....
Partout, la queue de serpent est "la racine chthonienne de la divinité" selon le mot cité de A.K.Coomaraswamy dans La Doctrine du Sacrifice

Le Dragon -Vouivre a également comme fonction d'être Gardien du Seuil, le seuil du passage de l'humain au divin. Il est, dans de nombreuses légendes de nos provinces, le gardien d'un trésor caché. Mais les auteurs nous font découvrir que derrière l'or matériel se cache en vérité le Corps de Gloire comme le montrent tous les Alchimistes.

Ce Dragon est aussi Gardien de la Fontaine de Jouvence. Il possède l'Escarboucle, symbole du Troisième Œil, du don de Voyance. D'où les images données du Dragon à tête de Licorne et de la Licorne à queue de serpent. A ce Dragon-Vouivre étaient offerts des sacrifices, les prémices des récoltes d'abord lorsque l'homme s'est sédentarisé, les plus beaux animaux, puis des vierges. Rappel est alors fait de ce qu'est, selon Maître Eckhart, la véritable virginité dans la Tradition.

Toutes les légendes où les Héros, les Chevaliers, les Saints maîtrisent le Dragon pour délivrer la Femme sont vues comme montrant l'Unité humaine éclatée. Triompher de l'épreuve permet le retour à l'unité de soi, le retour au Principe, par l'acquisition de la Noblesse véritable, celle du corps, du cœur et de l'esprit. Voilà pourquoi, nous dit-on, le Héros épouse la fille du Roi!

La Langue des Oiseaux trouvant son inspiration dans Hiéroglyphes Français et Langue des Oiseaux d'Yves Monin (Emmanuel) est souvent utilisée, pouvant déconcerter parfois le lecteur peu averti.

Sont alors énumérés les divers sacrifices demandés à l'homme au cours des âges. D'abord le sacrifice du corps, et là sont cités de très beaux textes sur les sacrifices humains pris dans Le Manuscrit des Paroles du Druide sans nom et sans visage. En second lieu le sacrifice du monde émotionnel (Abraham), enfin celui de la volonté propre (Jésus-Christ) pour que l'homme puisse devenir simplement Autel offert à la Divinité. Et lorsque se perd la conscience de la fin dernière des choses, les sacrifices
continuent, mais ce sont alors les événements qui sacrifient!

Le Dragon-Vouivre est dévorant. L'homme, avalé puis recraché, à l'exemple de Jonas par la baleine,
dans la Bible, est l'initié qui, dans la caverne, la grotte, l'antre de la Vouivre, est mort à lui-même. Dans le chapitre "De la Chevauchée de la Tarasque
à la Décollation", les auteurs nous proposent les clefs d'un véritable ésotérisme chrétien exposé à la vue de tous dans certaines sculptures, figurant sur les chapiteaux,
les porches et les façades de nos églises romanes. Ils nous exposent tout d'abord celles qui représentent l'homme dévoré par la Tarasque, par le Dragon-Vouivre, c'est-à-dire par l'Energie, puis celles qui le montrent chevauchant la Bête. Equivalentes à ces dernières, sont celles où le saint, la sainte, a ses pieds sur le Dragon maîtrisé. Viennent ensuite les saints céphalophores, marchant au gré de la Vouivre en tenant leur tête coupée bien en main, au niveau du cœur. Un parallèle intéressant et révélateur est fait avec la Domestication de la Vache dans le Zen qui montre la concordance de deux traditions bien lointaines. Sur les porches de nombre d'églises romanes, au-dessus des hommes dévorés par le diable ou le Léviathan à droite, et ceux emportés à gauche par les anges, c'est-à-dire dévorés par leurs vertus, par la Licorne, nous disent les auteurs en illustrant leur propos par de textes pertinents, se trouve le Christ en Gloire, dans sa mandorle. Le Christianisme révèle ainsi, comme tant d'autres traditions, au-delà de la voie du salut, celle de la Libération. Cependant, une discrimination est faite entre le dragon à tuer, l'Hydre représentant l'ego inférieur, et le Dragon représentant l'Energie vitale qui, lui, est à maîtriser, à l'exemple de Saint Michel qui le maintient de sa lance à sa juste place. Le chapitre sur Gargantua, Morgane, Mélusine, sur les Fées donc, ouvre d'intéressantes perspectives. Ce n'est pas le Gargantua de Rabelais qui est évoqué, mais celui des Cronicques gargantuines, et tous les épisodes cités provenant des études faites par Paul Sébillot, Henri Dontenville et Pierre-Henri Pillard montrent que ce géant est en vérité la personnification d'une énergie, non consciente mais divinement guidée, qui façonne les paysages, humanise le chaos et trace les chemins vers les lieux privilégiés.

Mélusine et Morgane sont présentées comme des personnifications de la Mère Universelle. Dans leur forme humaine, elles épousent les hommes qui deviennent Héros ou Rois, les hissant au rang divin, et toutes les dynasties revendiquent justement une origine non humaine. La toponymie montre l'abondance des lieux de Gargantua, d'Isoré, de Mélusine, de Morgane, partout omniprésents sur le territoire français. L'étude des sonorités DRG (Dragon, drague, drogue, dragée...), GRG (gargan, Gargantua, gargouille, gorge...), MRG (Morgue, Morgane, Marguerite...) KRN (crâne, couronne, cairn,...) par la Langue des Oiseaux ouvre aussi des voies nouvelles par des rapprochements très éclairants qui concilient les différentes racines que l'on peut trouver pour un même mot. Ainsi Mélusine peut aussi bien être justement vue, nous dit-on, comme Mère-Lus (Mère de la Lumière), Mère-Ogresse (Malorcine, Mélorcine, avec la racine orc), Mère-Ourse (Méloursine, évoquant l'étoile polaire) ou encore Mère-l'Oie (Méloursine, ours = oie), les différentes facettes s'enrichissant et se complétant sans s'opposer. Les auteurs mettent en évidence le rôle joué par le christianisme qui a disjoint ce qui était autrefois regardé comme un. Le Dragon rassemblait le bien et le mal: il est dissocié en dragon maléfique et en saint ou sainte issu du Dragon qui seul en concentre l'aspect bénéfique. Gargantua est à la fois diabolisé et les lieux et tombes de Gargantua deviennent roches,gouffres du diable tandis que se développe un culte à saint Gorgon. Mélusine est également diabolisée, en infâme serpente, mais christianisée en sainte Vénice. Les Morganes sont brûlées comme sorcières dans le même temps
où se répand le culte de sainte Marguerite. L'homme ainsi n'a plus d'humus pour vivifier  ses racines.
 
Tout cela met en évidence pourquoi, dans de nombreuses traditions (Indiens Navajo, Africains de Casamance, pèlerins d'Epidaure dans la Grèce antique etc. ...), le Serpent est guérisseur. L'image du Caducée, dont on nous montre la plus ancienne représentation connue, est bien évidemment évoquée. Le rappel est fait du Christ, "Serpens, Christus, proper sapientiam", considéré par les Pères de l'Eglise comme le Serpent crucifié en rappel du serpent d'Airain élevé par Moïse sur l'Etendard pour la guérison des Hébreux mordus par les Brûlants. En Orient, le Bouddha est assis sur le serpent Mucilaci. Mais est évoquée aussi l'insurrection de la Kundalini lovée au bas de la colonne vertébrale, les nâdis Shushumâ, Idâ et Pingâla de la tradition indienne étant à l'image du caducée. Le lieu où est lovée la Kundalini endormie est appelé "Luz" dans la tradition hébraïque. La guérison véritable, c'est alors l'ouverture des chakras par l'insurrection du serpent qui s'élève jusqu'aux fontanelles.
 

La seconde partie aborde les émanations de la Vouivre, c'est-à-dire de la vie manifestée par l'énergie de la Terre fécondée par celle du Ciel. Elle est légèrement plus courte mais concrète. Nous l'évoquerons plus rapidement car elle recoupe les thèmes abordés dans la première partie.

La Terre-Mère y est considérée comme un être vivant qui ne peut être séparé du Cosmos sous peine de mort. Les auteurs évoquent l'hypothèse des champs morphogénétiques formulée par Rupert Sheldrake pour rendre compte du tissage des formes manifestées, en la mettant en parallèle avec différents Enseignements, aussi bien ceux de Don Juan dans la tradition toltèque rapportée par Carlos Castaneda que ceux de Karuna dans L'Instruction du Verseur d'Eau, et ceux d'Emmanuel (Yves Monin) dans des textes inédits qu'il a communiqués aux auteurs.

Sont évoqués ensuite les courants telluriques étudiés en géobiologie et qui sillonnent la Terre. La vie est vibration et le champ magnétique terrestre, fonctionnant en harmonie avec les énergies cosmiques, induit les migrations de toutes les espèces vivantes. L'état naturel de l'homme, l'Homme Parfait de la Tradition, est celui du Primitif en harmonie avec les forces de la Nature, de l'Homme Sauvage, pont entre Terre et Ciel, auquel les auteurs opposent l'homme occidental chez qui le mental prédominant provoque une sorte de court-circuit dans la circulation normale de l'Energie et induit l'inextricable labyrinthe actuel du monde moderne. Ils évoquent au passage le comportement des enfants autistiques qui, rejetant la contre-nature, refusent également l'incarnation qui seule permet le passage de l'humain au divin.

Concrètement, les anciens ont laissé des mégalithes répandus sur toute la terre. Comme les Hauts Lieux qui leur ont succédé, ils ne se trouvent pas au hasard mais aux points d'acupuncture de la Terre, là où les courants telluriques et cosmiques se rejoignent avec le plus d'intensité, et que les anciens (Celtes, Pascuans, Indiens, Grecs...) connaissaient parfaitement.

Partout, les lieux souterrains d'initiation ont existé, comme les cryptes dédiées à la Vierge Noire. Les pèlerinages se font sur les chemins du Paradis vers
le Mont-Saint-Michel comme sur les chemins de Saint-Jacques en suivant la Vouivre. Les Pèlerinages célèbres des enfants au Mont-Saint-Michel sont évoqués. Les sources guérisseuses, autrefois si fréquentées, ont la coloration de la Vouivre du lieu, tout comme les lieux d'apparitions. Les labyrinthes les plus anciens, par leur tracé sinueux, évoquent encore le serpent. Ils font l'objet d'un exposé qui en montre les évolutions, depuis Humbaba, le démon-entrailles de l'épopée de Gilgamesh, jusqu'au labyrinthes à voies multiples imageant les impasses auxquelles aboutit la contre-nature. Des illustrations montrent les différentes phases du tracé du labyrinthe crétois et celles, beaucoup plus complexes, de celui de Chartres.

Les auteurs font une étude très fouillée de chacun des thèmes évoqués ici succintement avant d'aborder les Emanations de la Vouivre d'un lieu, c'est-à-dire les minéraux, les végétaux, les animaux et les types humains propres à un terroir, ainsi que les patois, les langues, les artisanats, les coutumes qui en font le caractère spécifique.

Ce livre est d'ailleurs un véritable pèlerinage et l'on peut sentir que les nombreux lieux évoqués parlent à leur cœur. Ils ont sans nul doute pris leur bâton de pèlerin avec en poche Le Bréviaire du Chevalier que posséde tout traqueur de Vouivre!
Aux hasards de la Vouivre se font les rencontres, puis la Rencontre, celle du Serviteur de Lumière, nous disent-ils en conclusion. Les étapes de la rencontre du double alchimique sont empruntées au Songe de Poliphile de Francesco Colonna. Une illustration nous montre alors une sculpture d'un porche d'une église bretonne montrant un couple, homme et femme dont les corps se terminent en queues de serpent enlacées, semblables en cela à Fou-hi, l'inventeur des huit trigrammes primitifs du Yi King chinois, et à sa compagne Niu-koua qui vainquit le monstre-dragon Kong-kong. Tout le livre montre ainsi comment la Tradition Primordiale se traduit dans chacune des traditions particulières pour illustrer la vérité.
 
Une iconographie très riche montre aussi bien Krishna dansant en équilibre sur le Nâga à cinq têtes que le Christ avec une Vouivre sous chacun de ses pieds, Marie dont la longue natte ne fait qu'une avec la queue de sirène de Mari-Morgan à ses pieds, la Nature généreuse nourrissant de ses mamelles un bœuf et un serpent tout comme Isis allaitant deux serpents, le dragon fertilisé par la colombe, une idole tubulaire du Louristan, Cérès conduisant son char attelé de deux serpents, sainte Wilgeforte barbue crucifiée, Vishnu dormant dans les replis du serpent cosmique... Certains rapprochements sont très révélateurs.

 
Selon les auteurs, la Vouivre peut donc être vue comme l'Energie du Serpent Premier à l'Origine de la création, comme la Vie des courants telluriques qui innervent la Terre, tout comme la Kundalini qui se dresse du sacrum aux fontanelles dans l'être enfin réalisé. L'argumentation est étayée de nombreuses citations concordantes. Bien sûr, des réserves peuvent être émises sur certaines interprétations proposées, mais la cohérence de l'ensemble est saisissante. Cet ouvrage frappe à la fois par sa simplicité et par sa profondeur. Il peut être lu à partir de n'importe quel chapitre tant ceux-ci se complètent et s'interpénètrent. C'est une sorte de puzzle qui montre à la fois le foisonnement de la vie par la multitude des colorations d'un même symbole et la cohérence extraordinaire, l'unité qui sous-tend toujours ce multiple.


oooooooooooooooooooooooooooooooooooooooAymé Hardant.